Vie de Saint-Louis
Saint Louis (1214-1270), Roi de France (1226-1270)

Peu dhommes ont été aussi bien observés et sont aussi célèbres que Saint Louis, et cependant la personnalité de ce souverain est mal connue. Lhomme est complexe, son caractère a beaucoup évolué. Son action est souvent paradoxale, sa réputation ambiguë. Il y a le saint, lhomme dont la foi ardente et la piété parfois excessive déroutent ses contemporains, le roi croisé, ladversaire implacable des derniers cathares parce quils sont rebelles à la foi et rebelles à leur roi, larbitre de lEurope. Bref, lune des hautes figures de lhistoire de France telle que lont vue Joinville et tant dautres, et une uvre spectaculaire qua retenue limagerie.
Mais il y a aussi luvre en profondeur, que les contemporains ont moins nettement perçue et que souligne moins facilement lanecdote. Cest celle dun souverain énergique et scrupuleux qui joue dans la construction de la monarchie française un rôle décisif et qui, sil nétait le vainqueur de Taillebourg et le constructeur de la Sainte-Chapelle, nen serait pas moins, entre son grand-père Philippe Auguste et son petit-fils Philippe le Bel, lun des « grands Capétiens », peut-être le plus grand.
Consolidation du pouvoir royal
Le prestige que valent à Louis IX ses vertus sajoute à celui quil tire dune succession héréditaire jusque-là sans faille, dun sacre qui fait de la royauté une sorte de sacerdoce, et dune puissance solidement établie par lénergique Philippe Auguste, son grand-père. Il en profite pour placer plus catégoriquement la monarchie hors de la pyramide des droits féodaux et non plus seulement au sommet de celle-ci et pour assainir la situation politique du royaume.
Les actions les plus spectaculaires sont celles quil mena pour mettre un terme aux conflits qui venaient de déchirer la France : conquête du Midi languedocien par les croisés septentrionaux, lutte des Capétiens contre les Plantagenêts. Après une ultime révolte du comte de Toulouse Raymond VII, ce fut, avec le traité de Lorris (1243), la soumission définitive de la France méridionale et la confirmation de lorganisation nouvelle du Languedoc, dont la reine Blanche et le cardinal de Saint-Ange avaient jeté les bases en 1229. La grâce de quelques grands feudataires et lécrasement des derniers cathares, laction des sénéchaux royaux et celle des inquisiteurs dominicains assurèrent luvre. Déjà mâtés par la régente, les autres grands barons se le tinrent pour dit.
Cependant, une dernière tentative du roi dAngleterre et de ses fidèles échouait en 1242 à Taillebourg et à Saintes ; bien quayant lavantage, Louis IX préféra une paix qui satisfaisait son sens de la justice et ménageait le pieux Henri III quil estimait. Au traité de Paris (1258-1259), il rendit à ce dernier une partie des terres (du Limousin et du Quercy à la Saintonge) dont il nétait pas assuré que la conquête ait été légitimement fondée. Par de telles concessions, auxquelles les barons de son entourage sopposèrent en vain, Saint Louis pensait avoir assuré la paix, la fidélité de son royal vassal et lappartenance définitive à la couronne de France de lessentiel de lhéritage des Plantagenêts :
Normandie, Anjou, Touraine, Maine et Poitou. Le domaine royal était sensiblement amoindri par les apanages quavait prévus Louis VIII en faveur de ses fils. Force était donc de clarifier la gestion et dexploiter au mieux les revenus seigneuriaux et régaliens : ce fut lobjet dune rationalisation des structures administratives, de létablissement des baillis dans des circonscriptions fixes, de la spécialisation des membres de la cour royale (une section judiciaire, le Parlement, et une section financière, les « gens des comptes »). Afin dassainir les rapports avec les administrés, Saint Louis multiplia les enquêteurs chargés dentendre sur place les plaintes et de réformer les abus.
Lintérêt politique rejoignait là le souci constant du roi de voir les droits de chacun respectés, et en premier lieu par les officiers royaux eux-mêmes. Une certaine tendance à lunification manifestait déjà lemprise du souverain sur tout le royaume. Il faisait reconnaître son droit à légiférer pourvu que ce fût dans lintérêt commun et à faire valoir ses ordonnances dans les grands fiefs, hors de son domaine. Il usait dailleurs modérément de cette prérogative, et cest à tort quon lui attribua la paternité des Établissements de Saint Louis , qui sont une compilation privée, et celle dune ordonnance prohibant le duel judiciaire et la guerre entre nobles, qui nest que de circonstance et dintérêt local.
Plus efficace dans la pratique fut laction unificatrice qui résultait de lapplication à tout le royaume dune justice dappel. Cest encore pour clarifier, unifier et faire reconnaître partout la prééminence royale que Louis IX décréta (1263-1266) que sa monnaie, au contraire de celle des barons, aurait cours dans tout le royaume. La réforme de la monnaie royale, avec la création dune grosse monnaie dargent, le « gros tournois » valant douze deniers, assura le succès de lentreprise. Le roi tenta même, de façon dailleurs prématurée, de réintroduire en France le bimétallisme avec un écu dor, qui circula peu.
Exploitant au maximum son droit à exiger des roturiers de son domaine et des communes soit un service en armes, soit le rachat de celui-ci, il put lever plusieurs « tailles », cependant quavec le consentement des papes notamment des Français Urbain IV et Clément IV (1261-1268) il levait des décimes sur le clergé quil avait précédemment défendu contre les exactions de la fiscalité pontificale et les collations de bénéfices français à des clercs italiens. Saint Louis étendit sa protection sur tous les groupes sociaux capables de faire contrepoids aux puissances qui concurrençaient la sienne. Sil soutenait les évêques contre les féodaux et même contre le pape, il donnait son appui aux universitaires et aux ordres mendiants, Dominicains et Franciscains, contre lépiscopat et le clergé séculier.
Il protégeait également lindépendance des villes contre leurs seigneurs, mais nhésitait pas à faire intervenir ses officiers dont la gestion interne des municipalités pour limiter les abus financiers des oligarchies urbaines ; cette attitude était rien moins que désintéressée, car la richesse et la bonne gestion des villes garantissaient une part importante des revenus du roi. Léquilibre ainsi assuré entre les divers pouvoirs, Louis IX pouvait placer la monarchie hors du droit commun : il faisait reconnaître par les juristes quaucune raison ne justifiait la rébellion dun vassal contre son roi, et par les canonistes quaucun évêque ne pouvait excommunier la personne royale ; il se mettait ainsi à labri des déboires éprouvés, sur lun et lautre plan, par Philippe Auguste.
Le roi de France et la chrétienté
Dès le début de son règne personnel, Saint Louis manifesta une fermeté et une sagesse qui le firent respecter en Europe, au point que ses refus et ses échecs eux-mêmes servirent sa réputation. Il refusa pour ses frères la couronne dAllemagne (1240) et celle de Sicile (1253). Il tenta de mettre fin à lhostilité de Frédéric II envers Innocent IV. Plus tard, pris comme arbitre par Henri III et ses barons, il prononça en faveur du roi le « dit » dAmiens (1264), que les barons anglais nacceptèrent pas ;
deux fois croisé, il aboutit à deux échecs flagrants. Et, pourtant, il reste pour la postérité le roi croisé, et les barons anglais en appelèrent derechef à larbitrage de ses conseillers. Il fit céder plusieurs fois Frédéric II et protégea le pape sans adhérer pour autant à la politique guelfe, il assainit les relations de la France et de lAragon sans abandonner lalliance castillane et il favorisa en définitive les ambitions de Charles dAnjou. Il avait rapporté de la croisade une véritable auréole. Très sensible aux difficultés de lOrient latin, il avait, dès 1241, aidé lempereur byzantin Jean de Brienne en lui achetant fort cher les reliques de la Passion, pour lesquelles il fit construire dans son palais la « Sainte-Chapelle ».
Depuis, il préparait la croisade et, voulant frapper au cur la puissance musulmane, sétait embarqué (28 août 1248) pour lÉgypte. Vainqueur à Damiette (1249), mais vaincu et pris à Mansourah (1250), il dut verser rançon pour gagner la Syrie franque où il passa quatre ans à réorganiser ladministration et le système défensif qui assura quelques décennies de survie à lOrient latin. Dans le même temps, parce quil croyait à lintérêt dune alliance pouvant prendre lIslam à revers, il nouait des relations diplomatiques assez illusoires avec le successeur de Gengis khan, Qubilaï.
A son retour, il était en état dintervenir efficacement dans les conflits qui opposaient les grands barons, voire les princes étrangers. Il sentremit entre Flandre et Hainaut (« dit » de Péronne, 24 sept. 1256), entre Navarre et Bretagne, entre Bourgogne et Chalon, entre Bar et Lorraine, entre Savoie et Dauphiné. Poursuivant lhabile politique matrimoniale de Blanche de Castille, grâce à qui Alphonse de Poitiers, frère du roi, régnait sur le comté de Toulouse, Saint Louis avait, dès 1246, obtenu pour son autre frère Charles dAnjou la main de lhéritière de Provence. La conjonction des manuvres dUrbain IV et des ambitions de Charles conduisit le roi à accepter que son frère reçût la couronne de Sicile (1266).
Cette intervention capétienne en Italie, qui allait impliquer la France dans la politique guelfe, est également responsable en partie des erreurs de la croisade de 1270. Mal conseillé, semble-t-il, par son frère qui souhaitait garantir les relations économiques entre la Sicile et Tunis, ignorant lui-même la situation interne de lIslam et peu secondé par des barons qui naspiraient guère quau repos, Saint Louis prit la décision malheureuse dattaquer Tunis. Bien plus, laide de Charles fit cruellement défaut : trop occupé en Italie, le frère du roi et ses barons narrivèrent en Afrique quaprès la mort de Louis, survenue le 25 août 1270. La force dâme du roi mourant, dans un camp ravagé par la peste, fit plus pour sa renommée que neût fait une éphémère victoire.